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Crash mystérieux d'un bombardier
Whitley du 24ème OTU de la Royal Canadian Air Force à Sées.
On ne peut douter qu’un grand événement
se prépare. Les messages de la
BBC prolifèrent sur les ondes et chaque Français attend le cœur
rempli d’espoir une délivrance hypothétique après quatre années d’occupation
germanique.
En
effet, depuis plusieurs semaines, l’aviation alliée disloque les voies
ferroviaires et routières, écrase les gares d’Argentan, L’Aigle, Mortagne et
Surdon, détruit et pilonne les ponts et les concentrations de matériel de
transport.
Il est 23 heures. Dans la nuit étoilée, une armada de bombardiers nous
survolent, haut dans le ciel, et se dirige vers le sud. Grondement inquiétant
qui prend naissance à la nuit tombante. Que font ces bombardiers ? Où
vont-ils ?
Nous supposons que les points de concentration des usines du centre de la France
et du Nord de l’Italie représentent leur principal objectif. Il est vrai que
notre département se trouve situé sur l’axe nord-sud du trajet des vagues de
bombardiers.
Soudain, un bruit de sirène lugubre et prolongé perce la nuit. Une lueur
illumine la façade de la cathédrale, un avion en flammes passe au-dessus de nos
têtes, rase les toits et, dans un dernier élan, semble vouloir éviter les
énormes clochers qui s’élèvent face à notre maison. Une explosion lointaine,
puis le grand silence et la nuit noire sur notre ville où aucun rai de lumière
ne filtre des embrasures des portes et fenêtres soigneusement camouflées par les
habitants.
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Le matin, dès l’aube, une grande agitation se manifeste sur notre place du
Parquet, cris, mouvements de troupe, démarrage précipité de camions.
Accompagné de mon frère, nous nous dirigeons à toutes pédales vers la route de
Rouen ; il suffit tout simplement de suivre les véhicules de la Wehrmacht.
Une maison isolée sur la gauche, route du Merlerault, et un petit chemin de
traverse nous conduit alors vers un massif d’épaisses haies
d’aubépine.
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Pas d’erreur possible ! Une odeur de
carburant brûlé nous prend à la gorge. Un silence inquiétant pèse sur ce coin de
campagne perdu et accentue la tristesse des lieux.
Pas âme qui vive dans ce lieu désolé, on a réellement l’impression que les
habitants encore sous le choc consécutif au crash de la forteresse de Belfonds,
le 4 juillet 1943, ont préféré, dans un louable réflexe de prudence, rester chez
eux.
Rappelons que plus de vingt Sagiens et la brigade de gendarmerie ont
été en août dernier déportés dans les camps d’internement allemands.
Nous nous y attendions. Une sentinelle allemande surprise,
surgie de l’épaisseur d’un buisson, nous barre le passage. Aussi décidons-nous
de contourner l’accès principal en empruntant un sentier dans un désordre de
haies d’aubépines difficilement franchissables.
Un terrain vaguement découvert et enfin une vision de cauchemar.
Les restes d’un avion à peine consumés et une fumée noire s’élèvent lentement
au-dessus d’une épave disloquée.
Une autre vision. Les corps à demi carbonisés et mutilés de deux
aviateurs, bloqués dans les restes d’une carlingue.
Des débris humains disséminés dans les arbres et les buissons.
Un morceau de parachute accroché à la branche maîtresse d’un arbre. Combien
d’hommes d’équipage dans cette sinistre découverte ?
Les moteurs de l’avion sont profondément enfoncés dans le sol
humide.
Agressivité de la sentinelle. Gestes à l’appui, et
menaçante, elle nous montre la sortie du champ. L’arrivée soudaine de trois
gendarmes français semble calmer son excitation. Leurs visages familiers et leur
présence tranquille nous incitent à rester dans les lieux.
Dans les restes de l’épave, aucun élément ne permet d’identifier
la nationalité de l'avion. Toutefois, les gendarmes récupèrent parmi les
morceaux de métal noirci quelques objets dont quelques photos et un foulard de
soie.
Après une visite des lieux et un mystérieux inventaire, ils notent dans leur
procès-verbal : « impossibilité d’identifier la nationalité de
l’avion et de son équipage
».
En cette période d’occupation, aucune information susceptible
d'aider la gendarmerie nationale ne filtre. Isolés dans le cadre d’un conflit
interminable, nous sommes pratiquement coupés de toute information extérieure et
l’identification des avions et des victimes de crashs alliés s’avère
pratiquement impossible depuis l’entrée en guerre des belligérants. La seule
hypothèse que les gendarmes peuvent avancer est qu’il pourrait s’agir de l’épave
d’un avion allié.
Quelle était donc la nationalité de cet avion mystérieux ?
Je quitterai donc Sées en 1946 sans avoir eu connaissance du moindre indice
permettant de l’identifier.
Des aventures diverses et des voyages sous d’autres cieux n'élimineront pas de
ma mémoire la vision de cet avion en détresse survolant la ville et s’écrasant
dans la campagne environnante.Cinquante quatre années plus tard, je décide d’éclaircir ce
mystère, un fait divers de la seconde guerre mondiale méconnu ou oublié sans
aucun doute !
Un premier article dans les journaux locaux en 1998, et en particulier
L’Orne hebdo , ne m’apporte aucune réponse
significative. Un prêtre m’appelle et insiste sur ce sinistre bruit de sirène qu‘il
avait perçu la nuit, les massifs d’aubépine, la vision dantesque, spectacle qu’il ne put
oublier aucun souvenir de la date !
Plusieurs facteurs en complément semblaient avoir concouru à auréoler de mystère
ce crash de nuit : aucun rescapé, le silence des quelques témoins, la hâte
de l’occupant à faire disparaître les restes de ces victimes inconnues et les
débris de l’avion. Et enfin, un lieu d’inhumation ignoré de tous.
Le tout couronné par le silence absolu des journaux de l’époque.
Il fallait donc situer exactement la date que j’avais en fait oubliée. L’effet
du hasard me fait retrouver au cimetière de Sées un registre des années passées.
Je retrouve ainsi inscrite à la date du 22 mai 1944 l’inhumation
précipitée, par les Allemands, de quatre aviateurs inconnus dans une fosse
commune du cimetière communal de Sées.
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Le ministère de la défense britannique confirme enfin la disparition le
22 mai, entre Long Marston (Warwickshire) et Alençon, d’un bombardier de type
Whitley appartenant au 24ème OTU de la Royal Canadian Air Force
Une commission d’enquête britannique constatera en 1946, avec étonnement, la
disparition de la fosse commune des victimes de ce crash mystérieux et supposera
que l’équipage exhumé du cimetière communal de Sées avait été inhumé au
cimetière militaire canadien de Bretteville-sur-Laize par des inconnus.
Le gardien du cimetière de Sées, non informé, continuera d’entretenir une tombe
vide de ses malheureux occupants.
L'avion en question abattu ce 22 Mai 1944, vers 23 heures, était un
bimoteur Whitley AD701 de la Royal Canadian Air Force composé de six jeunes
membres d'équipage, tous Canadiens, et dont la mission dans le cadre de l'OTU
(opération training unit ) consistait à inonder de tracts la région
d'Alençon.
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Rappelons quelques points sur la formation et la mission de cet équipage.
Une période de training appelée AFU (observers advanced training unit) leur
permettait de se familiariser avec les conditions climatiques de
Grande-Bretagne, lectures de cartes, utilisation des systèmes radio avant de
rallier fin mars et début avril 1944 le 24ème OTU (opération training unit) pour
une formation de 6 à 8 semaines en équipage.
Le pilote David Goodwin, le navigateur Joseph Hong, les mitrailleurs
Wilfried Gordon Harris, Jack Hopper, l'armurier Gaston Jacques et le bombardier
Wyckoff constituaient donc l’équipage pour cette mission particulière dans le
cadre d'une mission codée « Nickel » ou mission ayant pour but la
reconnaissance de points stratégiques et le lancement de tracts dans un but
d’informations des populations. En effet, ces points stratégiques pouvaient être
appelés à être bombardés dans le cadre de la préparation au
débarquement
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Joseph Hong et David
Goodwin
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Photo
inconnue
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Wilfried Gordon
Harris
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Cet avion avait décollé de Long Marston avec six autres bombardiers du même type
pour une mission photos et de largage de tracts (mission « Nickel »)
sur les régions du Mans, Alençon Laval. J’apprendrai, par l’un des rares témoins
visuels, que le bombardier avait été frappé de plein fouet par les obus de DCA
tirés à partir d’une batterie installée à la Madeleine prés du pont de chemin de
fer, route d’Alençon.
La lecture du procès-verbal de gendarmerie, découvert seulement en 1998, nous
apprendra les emplacements des victimes mais aussi l’inventaire des objets
trouvés par les gendarmes.
Deux photos inconnues, dont celle d’un asiatique, un dictionnaire, un sachet de
toile contenant deux mille francs en billets de cent francs, une carte
géographique imprimée sur foulard représentant d'un côté la France occupée et de
l'autre l'Allemagne.
Il s'agissait en fait d'une partie du " kit " utilisé par les aviateurs évadés
en cas de crash en territoire ennemi et qui était souvent accompagné d'une
boussole et d'une trousse d'urgence, pharmacie etc.
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J’ai simplifié volontairement l’inventaire des recherches mais il faut admettre
que la commission d’enquête britannique eut bien des difficultés à faire le
point sur cette affaire.
Les six membres d'équipage, inhumés dans le cimetière de Sées par les Allemands,
reposent donc aujourd'hui au cimetière militaire canadien de Bretteville sur
Laize.
Selon les rapports du ministère de la défense britannique, les aviateurs
victimes de ce crash furent ainsi portés disparus pendant pratiquement deux
années en raison des difficultés des enquêteurs à établir l’identité
des membres de l’équipage. Un télégramme laconique avait été adressé aux
familles qui considérèrent les leurs comme disparus sans connaître
l’emplacement, les circonstances du crash et le lieu d’inhumation. Une famille
avait toujours pensé que l’un des siens était disparu dans les eaux sombres de
la Manche.
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J'ai donc informé les services britanniques du lieu précis du crash. Alors que
les archives signalaient vaguement la disparition de l’avion entre Long Marston
et Alençon.
Le mystère de ce crash était donc éclairci mais encore fallait-il trouver un
moyen de retrouver les familles.
Soixante années après :
En 2003, je communiquai à l’Orne hebdo, la liste de l’équipage
liste obtenue du ministère de la défense britannique, sans toutefois espérer une
réponse me permettant de faire progresser les recherches. Et là ce fut la grande
surprise.
La lecture du journal local et le nom de l’un des membres de l’équipage
Wilfred Gordon Harris firent sursauter Georges
Buvron habitant Damigny. Ces initiales lui rappelaient quelque chose et
son premier réflexe fut de se diriger vers un tiroir où une bague
dormait dans un écrin.
Il était en effet en possession d’une bague transmise par son père et sur
laquelle les lettres gravées “Grand Valley ” entouraient les initiales
C.A.S.(Canadian Active service).
A
l’intérieur de la bague, on pouvait lire les initiales WGH. Une
courte réflexion et, ensuite, la certitude qu’il s’agissait bien d’une bague
ayant appartenu à Wilfred Gordon Harris l’une des victimes de
ce crash conformément à la liste adressée par le ministère de la défense
britannique.
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Cette bague, dont il en ignorait l’origine, il en avait pris grand soin. Noircie
par le feu, il l’avait nettoyée, frottée, polie, et conservée précieusement dans
un écrin en espérant un jour retrouver son propriétaire.
Je contactai par Internet la bibliothèque publique de Grand Valley qui sans
retard se lança dans une enquête approfondie en me laissant un petit espoir,
elle était alors sur les traces d’une famille Harris vivant dans
l’Ontario.
Madame Shirley Stone habitant Picton Ontario passionnée par
cette histoire et rencontrée sur un forum britannique par l’intermédiaire
d’Internet vint à la rescousse et me proposa son aide pour retrouver les
familles. En fait, ce fut pour elle un engagement total dans cette affaire
sachant que les familles étaient disséminées à travers le Canada en Ontario, au
Québec et en Colombie
britannique. Les
moyens de communication modernes lui permirent ainsi d’accéder aux contrées les
plus éloignées de l’immense Canada et de contacter les journaux nationaux et les
télévisions
régionales. Elle
me confirma les points suivants que j’avais pu obtenir succinctement d’un
correspondant anglais de Tempsford.
La ville (ou le comté) donnait lors de son départ, une bague à chaque engagé
volontaire, les lettres CAS gravées sur la bague signifiaient
Canadian Active
Service.
Wilfried Gordon Harris était effectivement un jeune marié, engagé volontaire de
Grand Valley qui, après son mariage, avait quitté la ville pour
l’outremer.
L’annonce de cet événement et le fait que Wilfried Gordon Harris, aviateur
disparu en 1944, était inhumé dans un cimetière de Normandie suscita une grande
émotion à Grand Valley, petite ville de l’Ontario de 2000
habitants. Je
recevais enfin le message suivant de Grand Valley : le frère de WGH est
infiniment heureux. C’est le plus beau cadeau de Noël, il a pleuré des larmes de
joie. Il pensait que son frère porté disparu n’avait jamais eu de tombe. Dans la
petite ville régnait une atmosphère de liesse à l’approche des fêtes de Noël de
l’année 2003. “
Je me rendrai en Normandie en mai 2005 pour retrouver cette bague ” que Georges
Buvron avait promis de
restituer. La
famille Harris fut donc la première famille retrouvée.
Comment identifier le portrait figurant sur la photo tombée
d’un portefeuille de l’une des victimes et conservée précieusement par
Gérard Malherbe pendant prés de 60 années
? En fait,
Shirley Stone s’adressa à divers organismes susceptibles de l’aider, fit
paraître plusieurs annonces (voir en annexe ) et contacta la télévision
canadienne.
L’annonce et la photo parues dans un journal local attirèrent l’attention d’un
Canadien vivant en Colombie britannique (extrême Ouest du Canada ). Il reconnut
ainsi l‘un de ses meilleurs amis d’études qu’il avait perdu de vue.
Le portrait représentait donc le pilote DW Goodwin, jeune marié et engagé
volontaire parti outremer courant 1943 pour une période de
formation.
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David Goodwin, jeune
marié
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Dans cet immense Canada, les familles des autres victimes Jacques, Hong,
Wyckoff, Hopper, furent retrouvées au Québec et en Ontario après des recherches
rendues difficiles par les distances, l’éloignement de la date, la situation
géographique. Madame Shirley Stone avec laquelle j’ai collaboré pendant 18 mois
sut venir à bout de tous ces obstacles.
Roger
Cornevin-Hayton.
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