Extrait  de mon  journal de  jeunesse 1940 - 1944. Deux mois à la campagne.
 
 
La mairie de Bursard, notre domaine dans le fond à gauche.
 
 
 
Le haras de Bois Roussel
 
Au loin les contours bleutés de la forêt de Perseigne noyés de brumes et les longues files de barriéres blanches du haras de Bois Roussel.
Dépassons  le  petit village de Bursard et prenons la route de Neauphe. Une route de campagne nous conduit à un calvaire avant d'entamer un petit chemin de forêt sinueux et ombragé  C'est le bois de la Goderie, dans le couvert des arbres, une croix dont j'ignorais la présence. Les branches  des sapins tamisent la lumiére du soleil tandis que  la plaque de cuivre gravée laisse apparaître discrétement les noms de deux aviateurs disparus de la dernière guerre.
 
Inévitablement la présence de cette simple croix évoque en moi le drame vécu dans la nuit du 30 au 31 Juillet 1944 dans ce petit village de 200 habitants alors que nous étions hébergés temporairement à la mairie de Bursard chez nos cousins en attendant des jours meilleurs.
Cette croix avait t'elle été érigée  par le maire du village lors du cinquantenaire du débarquement en 1994 ?
Le 6 juin 1944 , la côte normande se réveillait dans le bruit et la fureur, mais aussi avec le mauvais temps. Des visages inquiets interrogateurs mais aussi de larges sourires épanouis. Quelle flamme soudaine dans les regards ! Sur ma haute bicyclette allemande au guidon de sénateur j'imprimais à mes coups de pédales un rythme victorieux pour annoncer la nouvelle, le débarquement !
 
Dés le lendemain, dans un bruit infernal les chars stationnaient et manoeuvraient  sur notre grande place, aussi les parents décidaient ils de rejoindre nos cousins de Bursard réfugiés dans leur  tranquillité campagnarde.
Croix rouge peinte sur le toit, le grand séminaire de Sées venait d'être transformé en hôpital le plus prés du front, et la situation s'avérait chaque jour un peu plus menaçante.
 
Je reprends mon journal daté juillet 1944

Réfugiés dans notre vaste bâtiment à la fois école et habitation  nous sommes  surpris par l'arrivée d'une compagnie de DCA de la Luftwaffe. Prudents les soldats prennent  la précaution  de dissimuler les camions trainant les batteries sous le couvert de l'allée de tilleuls qui conduit à notre domaine. Pour nous le grand silence de la campagne et le doux réveil au chant des oiseaux fait alors partie des souvenirs.
 
Nous dissimulons rapidement la carte ponctuée de petits drapeaux marquant l'avance alliée. Mon cousin démobilisé fait disparaître, les traces de son séjour à Gao dans les sables du  Niger, mais aussi la photo de son avion Potez perdu sur le terrain d'Auxerre au milieu d'un troupeau de moutons.
Juste le temps de dissimuler le poste à galène de fabrication familiale dans l'un des pupitres de la salle de classe. Une antenne de fortune accrochée à l'une des branches d'un tilleul nous permet de recevoir la BBC et de suivre l'évolution de la situation.
 
Avec mon frère on ne joue pas dans le même registre que les grands Isolés sous les combles de notre nouvelle demeure, nous glissons deux matelas dans le désordre des postes de TSF rapportés par les villageois sur ordre de la kommandantur ; Désespoir, pas de courant pour les alimenter !
 
Notre distraction en ces jours d'agitation c'est la chasse aux canards et à la poule d'eau dans les roseaux peuplant les douves du haras de Bois Roussel. Les canons des batteries, à peine visibles, recouvertes de filets de camouflage et de branchages. Les servants nous laissent royalement nous ébattre avec nos deux chiens dans la vaste prairie. C'est tout juste  si on  distingue l'affut des canons regards figés vers le ciel, ils nous ignorent ! il est vrai qu'ils ont  beaucoup à faire, le ciel c'est  leur univers sans cesse troublé par les combats aériens qui se déroulent au-dessus de nos têtes et à proximité des terrains alentour, Lonrai, Essai, équipés précipitamment par nos occupants après l'annonce du débarquement.
 
Succédant à un combat aérien notre instinct de récupérateur nous incite à adapter à la navigation fluviale, les réservoirs largués par un groupe de chasseurs mustangs. Les eaux claires et tranquilles d'un affluent de l'Orne serviront de champ d'expérience à notre nouveau système de navigation.
 
Le 16 juillet un Halifax du SOE en mission de parachutage est abattu à la Chouannerie prés de Larré par la DCA locale, sept victimes. Nous trouvons alors dans le bois Leguernay un poste émetteur fracassé attendu avec impatience par la résistance locale.
Quelques jours où je ne note  rien dans mon journal et je ne suis pas dans le secret des dieux. La BBC notre espoir de l'autre côté du channel tente de nous remonter le moral. Ses voix familières, Robert Schumann, Jean Marin, Pierre Dac nous assénent les nouvelles de la journée, bonnes ou mauvaises.
Cette nuit du 30 juillet . Une nuit étoilée. Une fusée descend  lentement éclairant les toits des maisons du  village serrées autour de l'église au toit arrondi. La nuit sera calme. Mais non dans un bruit d'enfer et de tirs d'obus, un avion rase les toits et s'abat dans le bois de la Goderie à quelques centaines de mètres de notre demeure.
Sur place dès six heures du matin, en présence de l'un des servants de la batterie  nous découvrons une végétation dévastée et brûlée sur un hectare. Les restes fumants d'un avion se consument lentement. Un mosquito me précisera l'allemand.
Parmi les restes de l'épave  deux corps. Une carte d'identité sortant de la poche de l'une des deux victimes est extraite, mais aussi une photo.
 
 
Les deux victimes sont alors inhumées dans une grande précipitation à la limite de notre jardin, dans le petit cimetière du village. Grande émotion, la  patrouille chargée des honneurs refuse notre présence mais nous prenons le risque de regarder par-dessus la haie. Le bruit d'une salve très brève résonne dans le grand silence de la campagne.
Le lendemain comme tous les curieux de mon âge, je ne laisse le soin à personne  de visiter les restes de l'épave. Je récupère dans un massif de hautes herbes, une minuscule boussole incorporée dans un bouton d'uniforme, et un foulard de soie représentant  la carte de France. Deux objets appartenant au kit d'évasion détenu par tous les aviateurs survolant les territoires occupés.
 
Le 31 Juillet . Grésillement dans les écouteurs de  notre poste à galène, une faible voix, le lightning de Saint Exupéry en mission de reconnaissance est disparu en méditerranée.
Des morceaux de son appareil et plus tardivement une gourmette seront récupérés par un pêcheur  dans son chalut entre Cassis et Marseille. 
 
Les deux premières semaines d'août, combats permanents au-dessus de nos têtes. Quel est le vainqueur ? Leurs objectifs alliés, le viaduc de st Gervais du perron, les terrains allemands, le camp de munitions du Mesnil Brout ?
Le 11 août , veille de notre libération, nos occupants inquiets entrent et sortent par toutes les issues de la maison. Nous nous étions mis pourtant d'accord pour partager les pièces principales de notre vaste habitation. Fièvre d'un départ précipité ?
Au milieu de la nuit, grosse explosion ! Les vitres vibrent, les batteries viennent de sauter. Dans la nuit nos locataires plient bagages dans un désordre de vêtements, de lettres abandonnées, mais aussi de nombreuses photos  que je m'empresse  de récupérer. Photos de famille, représentant  des couples heureux, une joie familiale étalée loin des durs combats qui se déroulent sur notre terre.
 
 
Avec mon frère on ne peut s'empêcher de poser pour la postérité sur une batterie abandonnée.
 
Avril 1998
 
Un pâle soleil perce la brume. Il est pourtant midi.

Une tombe en marbre clair, isolée dans un angle du cimetière ( dans le fond à gauche ) avec cette épitaphe " A la glorieuse mémoire de Flying officer Francis Carr no 148458 27 Octobre 1919 30 Juillet 1944 et de Robert Henri Clark No 487 Squadron RNZAF 16 Février 1920 30 juillet 1944 Tombés en combat aérien dans le bois de la Garenne Bursard Orne RIP "

" The other generations might possess from shame and menace. Free in years to come a richer heritage of happiness they marched to that heroic martyrdom "
 
Dès 1945 nous prenions contact avec les familles Carr et Clark retrouvées grâce aux documents récupérés dans leurs  portefeuilles. Frank  Carr et Henri Clark appartenaient tous  deux au 487ème squadron de la Royal  Nouvelle Zélande Air Force.
 
Roger Cornevin-Hayton.